La presse écrite
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Le peuple du dos de la terre
La Presse, 16 mars 2001.
Richard Chartier
À la toute fin des années 70, un groupe d'écoliers
montréalais débarquait à
Ivujivik, un de ces villages du bout du monde, celui-là
situé à l'extrême nord
de la péninsule d'Ungava.
La plupart des jeunes étaient ravis de ne pas aller
à l'école pendant les deux
semaines de ce programme d'échange. Trois ou quatre d'entre
eux, cependant,
allaient réellement profiter de ce séjour dans
l'univers lointain et inconnu
des Inuit du nord du Québec.
Martin J. Dignard, alors âgé de 15 ans, était
de ceux qui allaient découvrir
une autre façon de voir la terre, la vie et les hommes.
Dans ce village qu'un
trop court été chauffe à peine, à
la vue des vastes espaces régulièrement
balayés par des vents d'une brutalité inouïe,
du détroit de Hudson où dérivent
des icebergs, des montagnes sans arbres qui recrachent les échos
du tonnerre,
dans cet univers où la biomasse des moustiques dépasse
celle des mammifères,
dans cette exotique arrière-cour du Québec qui
ne portait pas encore le nom de
Nunavik, ce garçon de bonne famille est devenu amoureux
du Grand Nord.
Dix-sept ans plus tard, ce même Martin J. Dignard mettait
la touche finale à
son film Imax Le Grand Nord. Le film est à l'affiche
au Japon, en Suède, en
France, au Canada et semble devoir continuer son tour du monde
pour prouver que
le Nord est autre chose qu'un désert blanc et sans relief,
surveillé par le
cruel ours polaire et habité par des mangeurs de phoque
cru.
«C'est une terre inhospitalière, pourtant tellement
riche. C'est une terre des
extrêmes.»
Inuit, en inuktituk, signifie «peuple du dos de la Terre».
Le nord étant la
partie du corps planétaire la plus exposée aux
vents de l'infini.
Le Grand Nord montre tout le contraire d'un désert figé
dans la banquise
éternelle. Le seul ours polaire qu'on y voit est sculpté
dans la neige et garde
un igloo dans lequel dormira cette nuit, pour la première
fois de sa vie, le
fils d'Adamie Inukpuk et arrière-petit-fils du légendaire
Nanook.
Le génie de ce film tourné en 65 mm, au-delà
de son caractère docutainment
(mariage des expressions «documentary» et «entertainment»)
particulièrement
léché, tient dans l'émotion qu'il transmet.
Avec raison, Dignard ne cache pas
sa fierté d'avoir réussi là une percée
majeure dans un médium jusqu'ici très
technique, efficace surtout dans les sensations de réalisme.
Influences familiales
Lorsqu'on l'allume - une question semble suffire-, Martin J.
Dignard peut
raconter le Nord pendant des heures tant ce monde l'habite.
Chez lui, la
passion du Nord se nourrit de puissantes influences familiales.
«De ma mère, j'ai hérité le goût
des voyages. J'avais 12 ans et elle découpait
pour moi des articles qui expliquaient comment il était
possible de faire le
tour du monde pour 5000$, à condition de ne jamais revenir
en arrière. De mon
père Paul, qui a fait de la mise en scène et qui
a notamment travaillé avec
Jean-Guy Moreau, j'ai hérité l'oeil de la composition.
Mon grand-père Antonio
était un millionnaire, mais il a tout perdu dans le krach;
il était
photographe, il était peintre, il a réalisé
des décors de films muets à
Hollywood. Mon oncle, Frank Furtado, impresario à la
retraite, est aujourd'hui
un des propriétaires de l'Orpailleur.»
Martin J. Dignard a commencé très jeune dans
le métier de l'arrière-scène. À
17
ans, il faisait sa première tournée professionnelle
et tenait même la régie
d'un spectacle à la Place des Arts!
«J'ai grandi à travers tout ça.»
Il a été directeur de production de spectacles
live, comme les feux d'artifice,
et il a accompagné le Cirque du Soleil à Tokyo.
«Mon fils de 14 ans a déjà voyagé
plus que la plupart de mes amis...»
Une oeuvre puissante
Quelqu'un, quelque part, a reproché à Martin
J. Dignard d'avoir fait un film
sur les Inuits et les Saamis - anciennement appelés Lapons-sans
être lui-même
Inuit. À cela, l'intimé ne cherche pas à
répondre autrement que par la
puissance de l'oeuvre qu'il a menée à terme avec
un amour, une passion et un
respect qui crèvent l'écran.
Le Nord est si petit qu'il ne faut peut-être pas attribuer
au hasard le fait
que l'un des héros du film, Adamie Inukpuk, se soit révélé,
en cours de
tournage, être nul autre que le petit-fils de Nanook.
Dignard a d'ailleurs
inséré dans Le Grand Nord des images de Nanook
of the North, tourné en 1922 par
Robert J. Flaherty.
Le Nord du Québec est si grand - deux fois la taille
de la France-qu'il a fallu
recourir aux satellites qui orbitent la Terre pour repérer
les hardes de
caribous de la rivière George et de la rivière
Aux Feuilles, qui sont pourtant
les plus gros troupeaux de mammifères au monde.
Mais il a surtout fallu obtenir la collaboration du biologiste
québécois Serge
Couturier, autorité mondiale en matière de caribous.
Il a fallu 300 heures
d'hélicoptère -un véhicule incroyablement
souple dont le danger croît avec
l'usage- et au moins trois fois plus de déplacements
en avion de brousse pour
atteindre et filmer ce Nord. Pour obtenir 651 minutes de piétage,
il a fallu
217 magasins de pellicules bons pour seulement trois minutes
et coûtant chacun
1500$ avant développement.
Une scène du film, extrait ininterrompu d'environ 90
secondes d'une séquence de
deux minutes, risque fort de passer à l'histoire du cinéma.
L'hélico descend
sur des petits points blancs sur fond de verdure et de roches.
Ces points
grossissent puis se mettent à bouger: ce sont des caribous,
des milliers de
caribous. Ils partent en fuite et on s'en approche et on les
suit de près, de
très près, et ils galopent à plein régime
dans la rocaille, les ronces et les
bosquets nains, grimpent le flanc de la colline comme une rivière
vivante,
coulent sur les contours tachés de lichens, soulèvent
la poussière, montent
avec une hardiesse qui étonne, qui nous prend au ventre,
mais il faut résister
à la tentation de fermer les yeux car on continue de
bondir sur les flots de
pierre et de chair jusqu'à trouver le meneur de la meute
pour terminer en
surfant sur une terre dressée vers le ciel, silencieuse,
antédiluvienne.
«Quand on met la caméra en marche, on n'a pas
droit à l'erreur.» Un magasin de
pellicule grand format égale trois minutes égale
un voyage d'hélico. Pour
changer de magasin, il faut atterrir et prévoir une procédure
qui exigera de 15
à 30 minutes. Et après 12 minutes de fonctionnement,
cette caméra qui pèse 100
livres doit être soigneusement nettoyée.
«Après avoir tourné la scène de
la fuite, nous sommes retournés au point
d'atterrissage pour changer de magasin, même s'il restait
encore une minute de
pellicule vierge. Nous ne pouvons pas prendre le risque de rater
une scène
quand elle se présente.»
Le troupeau de la rivière George est tellement énorme
que l'hélico a pu
retourner survoler le flanc de la colline pour continuer de
filmer sa fuite!
La vie d'un réalisateur Imax en hélico n'est
ni simple ni facile. Ce moyen de
transport coûte une fortune. Pour ses repérages,
Martin J. Dignard a dû
accepter de devenir l'assistant du biologiste Serge Couturier,
de jouer les
cuisiniers et les aides de camp.
Les transports en Twin Otter sont presque aussi aléatoires.
«On partait toujours équipés pour un minimum
de trois jours car on était
exposés aux caprices du climat. Réunir l'équipe
dans un lieu précis de tournage
pouvait nécessiter jusqu'à trois jours!»
Film grand format aux contraintes grand format pour un paysage
grand format...
«Quatre ans pour 40 minutes, c'est fou quand on y pense.»
Le producteur et
réalisateur montréalais se plaît à
raconter qu'il a eu le temps de rencontrer
la compagne de sa vie et d'avoir avec elle un enfant qui a maintenant
deux ans.
Le 8 février, le soir de la première canadienne
au complexe Paramount, en
faisant la présentation de la version française
de son oeuvre, il a interpellé
son amie, assise dans la salle, et l'a demandée en mariage.
Elle a dit oui.
Fallait qu'il soit sûr de son scénario!
Martin J. Dignard pourrait discourir pendant des heures sur
les images, sur la
musique, sur les chants de souffle et sur cette réalisation
qui était sa toute
première, sur le tournage en Suède, sur la post-production
qu'il a lui-même
assurée pendant neuf mois et qu'il a dû refaire
12 fois, sur le goût de tourner
«qui a toujours été en lui», sur les
«dix ou quinze prochaines années» qu'il
compte consacrer à ce «médium en pleine
crise d'adolescence»...
Mais on ne lui a accordé que 40 minutes.